Installation 2013 – Resonance 5, Dévider
Le principe d’engendrement des formesLa céramique est expérience directe de la relation entre forme et matière. Elle s’étend d’une limite à l’autre de cet univers dans lequel les mains oeuvrent.Le travail de Daniela Schlagenhauf est tout entier tendu par une interrogation sur la conception même de la création. Comme le fait remarquer Gilbert Simondon dans son livre, L’information à la lumière des notions de forme et d’information, « mouler est moduler de manière définitive ; moduler est mouler de manière continue et perpétuellement variable…/… Moulage et modulation sont les deux cas limite dont le modelage est le cas moyen. »L’enjeu est simple. Il s’agit de s’ouvrir à une conception de la matière et de la forme dans laquelle elles ne soient pas deux principes opposés et hétérogènes mais bien deux ensembles de forces qui peuvent, sous certaines conditions, entrer en résonance.Après avoir abordé la céramique à partir de deux directions opposées, faire se lever sous la main des formes issues du vivant et inscrire des signes sur une matière réceptacle, elle se met en quête de ce qui permettrait de relier ces deux approches, de ce qui permettrait de comprendre en quoi, elles sont complémentaires.L’ ensemble des pièces qui existent sous le titre générique de Résonance, montre que le travail de Daniela Schlagenhauf est une tentative de penser et de mettre à jour l’essence même du processus créateur. Avec Dévider, Résonance V, elle s’approche du moment magique où l’informe, un tas de matière blanche, une manière d’incarner la matière comme concentré de forces sans avenir, en s’étirant et se dépliant devient autre. Cette altérité est à la fois un autre état de ce tas originaire et une forme radicalement nouvelle, saisie ici dans différents moments de son invention.La puissance du travail de Daniela Schlagenhauf tient en ceci qu’elle donne une visibilité aux processus secrets qui hantent la vie même, ceux qui font passer de la graine à la plante, de l’embryon au corps, du rêve à l’œuvre.Elle a de plus mis au point une sorte de matrice absolument exemplaire puisqu’elle lui permet d’explorer l’infinité des possibilités du déploiement des formes dans l’espace.
PrésentationDans cet ensemble de quatre pièces complémentaires chaque tas ou bulbe pèse le même poids avant cuisson, soit 8kg. Le principe créateur mis au point par Daniela Schlagenhauf atteint ici à une lisibilité parfaite. En effet à partir de ce point de départ informe, elle fait croître une forme qui de l’étape 1 à l’étape 4 accède à une réelle et absolue autonomie. Les formes intermédiaires sont pourtant des œuvres au même titre que les autres en ce qu’elles déplient des formes qui ne paraissent inaccomplies qu’au regard de la forme finale.
Pièce n° 1 : 6kg de matière dans le « tas » (bulbe) et 2kg qui croissent en se déroulant.
Pièce n° 2 : 4kg de matière dans le « tas » (bulbe) et 4kg qui s’avancent se déplient, se déroulent
Pièce n° 3 : 2kg de matière dans le « tas » (bulbe) et 6kg qui se deviennent déjà une sorte de ligne ployant l’espace en son cœur.
Pièce n° 4 : le tas (bulbe) semble épuisé. Les 8kg de matière sont déroulés sans reste et finissent par donner naissance à une forme complète parce que sans rupture.
Dépliée et déployée dans l’espace, la forme ressemble ici à un anneau de Moebius.
EnjeuxL’amas de matière qui est au commencement est un tas de porcelaine qui, une fois cuit, se craquelle comme si cet amas qui est en même temps une enveloppe, était travaillé de l’intérieur par des forces voulant à tout prix s’exprimer. Quelque chose pousse dans un ventre, première amorce organisée, cherche à faire éclater l’enveloppe en l’évidant de l’intérieur. Cela ressemble un peu à une pousse de bambou.Dans un deuxième temps, le tas originaire a diminué. Il semble se prêter au jeu de la croissance. Ce qui naît de lui est devenu une bande souple s’étirant, s’allongeant, s’enroulant sur elle-même, abandonnant donc la forme stricte de la pousse pour accéder à celle d’une ligne.Dans un troisième temps, le tas originaire a encore diminué. Il est devenu plus lisse, ressemblant à un sac qui se vide. Ce qu’il engendre est une bande qui s’allonge en s’enroulant sur elle-même et semble chercher son chemin vers la hauteur, en se déployant dans un arc.Enfin, dans un dernier temps, le tas originaire semble avoir été résorbé, être tout entier devenu lanière, une lanière qui s’est déployée en s’enroulant totalement autour ‘un vide central, écho précaire du tas originaire. En un seul enroulement qui rappelle les modalités de sa venue au monde, une forme est là, accueillant dans sa torsade même, le mystère de la création qu’elle a exprimé en l’épuisant dans une singulière métamorphose.
DéviderOn peut dire de cette forme qu’elle le fruit du hasard mais elle avant tout le résultat de cette action de « dévider ». Dévider est le nome que l’on peut donner ici à cette force anonyme, à cette pure poussée qui a permis à ce tas de devenir lanière, à cette lanière de s’approprier la force qui la faisait naître pour se chercher un chemin dans le monde matériel et qui déliant ce chemin dans l’acte même de le parcourir s’inventait comme forme pure épousant l’espace en l’incluant comme vide en son cœur.Chaque tas, chaque amas de matière est gros d’un potentiel de formes possibles que sel un enchaînement d’action permet de rendre visible. Au « pousser » originaire succède un « dévider » et au « dévider » succède un « se transformer ». Alchimie lente et irréversible, la transformation de quelque chose de lourd et de dense est comme un rêve dans lequel la densité s’évanouissant, est oubliée, évacuée sou snos yeux pour atteindre une légèreté exprimée par une forme aérienne dont la puissance d’envol est contenue dans la figure de l’enroulement au tour d’un vide central incernable et pourtant présent, vivant.Viennent alors d’autres choses, les couleurs qui habillent le rêve. Sur la face qui s’offre au monde et au regard, la lanière a un engobe jaune, saupoudré d’un léger noir qui donne alors selon la lumière, un vert, évocation discrète de ce qui pousse. Sur la face interne de la « lanière », c’est un blanc légèrement moiré rappel de l’énigme du « tas d’où, forme devenue, elle sort.Mais il ne fat pas s’y tromper, la force n’est ni dans le « tas » ni dans la forme finale mais tout entière dans cette action qui nous rappelle qu’il ne faut jamais avoir peur de muer, car le gain est toujours supérieur à ce que l’on croit avoir perdu et qui ne l’est jamais car le perdu persiste justement dans la forme engendrée.
Jean Louis POITEVIN, Janvier 2013